Origine : Doug Engelbart

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Les origines hippies de la culture numérique

Dominique Cardon - dans "Culture numérique (2019)", pages 46 à 55


Le 9 décembre 1968 se produit l’un des événements mythiques de l’histoire de l’informatique. Ce jour-là, au Stanford Research Institute (SRI) – au sein de l’université qui deviendra le moteur intellectuel de l’écosystème de la Silicon Valley – le directeur-fondateur du laboratoire Augmentation Research Center pilote une « démo » : celle du oN-Line-System, ou NLS.

Ce personnage, Doug Engelbart, est un visionnaire, et sa démonstration a été surnommée depuis « la mère de toutes les démos ». Une « démo », c’est ce moment souvent fascinant au cours duquel un innovateur présente au monde son invention en essayant faire croire que ce qui marche, en réalité miraculeusement avec des bouts de ficelle, est robuste et prêt à l’emploi.

Comme Joseph Licklider, le directeur de l’ARPA-IPTO, Doug Engelbart conçoit l’informatique naissante comme une prothèse technologique qui doit augmenter les capacités des humains. À l’inverse du projet d’intelligence artificielle que développe à la même époque John McCarthy dans un autre laboratoire de l’Université de Stanford, il ne souhaite pas concevoir des machines intelligentes, mais rendre les humains plus intelligents grâce aux machines. Doug Engelbart soutient que les ordinateurs, grâce à leur mémoire, à leur habilité à faire circuler entre eux des informations, aux capacités de calcul des circuits intégrés, vont permettre, moyennant des interfaces de dialogue simples, d’augmenter à la fois les individus, les organisations et l’intelligence collective.

L’idée essentielle est celle d’augmentation, qui donne son nom au laboratoire de Doug Engelbart (Augmentation Research Center). Elle est, d’une certaine manière, au fondement de toute l’histoire du numérique. Certes, aujourd’hui, on préfère le terme d’empowerment à celui d’augmentation, mais le principe reste le même : les outils techniques apportent la connaissance, l’échange et la coopération. Ils confèrent aux individus un pouvoir d’agir qui a une dimension politique particulière : celle de les rendre plus autonomes, de les libérer des tutelles et des contraintes sociales très pesantes de la société fordiste des années 1960, d’abolir les distances géographiques.

Le 9 décembre 1968, Doug Engelbart présente un système de coopération documentaire entre deux ordinateurs installés sur des sites différents. Il effectue simultanément la première démonstration de souris d’ordinateur (à droite). Il inaugure aussi l’usage de ce qui sera appelé le lien hypertexte.

C’est cette vision que Doug Engelbart expose en 1968 dans sa fameuse démo. Elle contient un condensé exceptionnel d’innovations technologiques, qui jalonneront tout le développement de l’informatique personnelle au cours de la décennie suivante. Elle constitue d’abord la première démonstration d’ordinateurs connectés à distance. Seuls deux centres de San Francisco sont alors reliés, mais dès l’année suivante, la première connexion entre l’Université de Stanford, l’Université de l’UTAH et UCLA est établie. On y découvre aussi la première interface graphique manipulable par l’utilisateur : une souris d’ordinateur que Doug Engelbart manipule pour changer la taille d’une fenêtre ou écrire sur l’écran d’une machine distante. Sont également présentés le travail coopératif (écrire ensemble sur le même document), la vidéoconférence et le lien hypertexte – autant d’idées incubées au Stanford Research Institute.

Cette démo, dont le cinquantième anniversaire a été fêté en 2018, est restée célèbre parce qu’elle contient en germe les principaux concepts d’une nouvelle manière, active, graphique et communicante, d’interagir avec un écran et de connecter entre eux des individus distants : le système mis au point par le Stanford Research Institute ne relie pas simplement des machines, mais aussi des personnes qui interagissent à travers un artefact technique. L’histoire de l’informatique personnelle vient de commencer. Elle se poursuit de nos jours avec des smartphones aux interfaces de plus en plus tactiles, qui épousent les gestes et la personnalité des utilisateurs.

Aujourd’hui consultable sur Youtube, la mère de toutes les démos a été filmée par un certain Stewart Brand. À travers la biographie de ce personnage fascinant qu’était Brand, l’historien Fred Turner est parvenu à raconter, dans l’un des livres les plus éclairants sur la naissance de la culture numérique, Aux sources de l’utopie numérique, toute l’histoire de l’ordinateur personnel, d’internet et de l’esprit de la Silicon Valley : quand il n’est pas dans le laboratoire de Doug Engelbart, Stewart Brand est très impliqué dans la mouvance hippie, apparue pendant le « Summer of Love » de 1967 à San Francisco. S’ils rejettent la société cadenassée des années 1960, les hippies ne cherchent pas, contrairement aux groupes gauchistes de l’époque, à mener des mobilisations politiques. Leur objectif est la transformation de l’individu et des modes d’existence, la libération de la subjectivité. Ils veulent « changer la société sans prendre le pouvoir », comme l’indique un slogan qui contient beaucoup de la future culture politique d’internet. L’une des manifestations les plus visibles de ce nouvel horizon est la création de communautés – micro-sociétés fondées sur des valeurs d’authenticité et d’égalité – afin de sortir du monde aliénant des familles, des universités et du travail. Au début des années 1970, 750 000 jeunes Américains partent vivre au sein de communautés exilées dans les forêts californiennes et dans les campements hippies qui se répandent sur la côte est des États-Unis.

Stewart Brand est un des principaux organisateurs des communautés qui se mettent en place autour de San Francisco. Il crée un objet singulier, le Whole Earth Catalog. Ce catalogue de trucs, d’idées et d’astuces paraîtra une fois par an entre 1968 et 1972. Loin d’être un obscur fanzine, il est tiré à près d’un million d’exemplaires en 1971, année où il obtient le National Book Award.

La couverture et les pages intérieures du Whole Earth Catalog de 1969, souvent présenté comme une préfiguration sur papier de l’internet des pionniers.

Fascinant artefact de la contre-culture américaine, le Whole Earth Catalog est souvent décrit comme une sorte de préfiguration sur papier de l’internet des pionniers. Il se présente comme un patchwork de notices hétéroclites : des résumés de livres scientifiques, des guides de vie, des recettes de cuisine végétarienne, un almanach des mystiques hindoues, bouddhistes ou New Age, des répertoires de techniques de bricolage, des conseils environnementalistes, etc. Toutes ces notices émanent des lecteurs et sont commentées par d’autres dans l’édition suivante. Le catalogue reflète les sujets de préoccupation des communautés hippies, mais Stewart Brand y glisse aussi beaucoup de science, de technologie et de théories. Cette bible des hippies mérite que l’on s’y attarde car, étonnamment, c’est dans ses pages que l’on voit apparaître, discuter et imaginer l’idée d’un objet technique nouveau : l’ordinateur personnel.

À l’époque, les grands ordinateurs, ou mainframes, sont réservés aux entreprises et aux centres de recherche universitaires. Le président de Digital Equipment Corporation (DEC), une importante société informatique, déclare même qu’il ne voit aucune raison d’installer des ordinateurs dans les foyers américains.

C’est alors que se produit une inflexion déterminante dans la trajectoire de l’innovation informatique. Les communautés de la contre-culture émettent une demande iconoclaste pour les industriels : l’ordinateur doit être personnel et chacun doit pouvoir le fabriquer, le bricoler, le programmer. Les hippies ne sont pas hostiles aux technologies – leur ennemie, c’est la technoscience, cette alliance du pouvoir et de la science qui a donné naissance à la bombe atomique –, mais ils estiment que la science et la technique doivent être mises au service de l’individu, qu’elles doivent être personnalisées, explorées, appropriées comme une ressource augmentant les individus. Leur mot d’ordre, do-it-yourself, réunira aussi les amateurs, les punks et tous ceux qu’on appelle aujourd’hui les makers.

C’est justement ce qui est en train de se passer dans la banlieue de San Francisco, à Menlo Park, la ville qui jouxte l’Université de Stanford et où s’est développé un écosystème qui mêle des bidouilleurs de la contre-culture, des ingénieurs des laboratoires de recherche tel celui de Doug Engelbart, des geeks, bref un ensemble de passionnés qui se désignent alors comme des hobbyists. Ils créent des clubs de fabrication informatique – des fablabs dans la terminologie actuelle. L’un des plus célèbre est le Homebrew Computer Club, qui se propose de fabriquer un ordinateur pour Monsieur et Madame Toutlemonde, comme le réclame justement un autre club, le People Computer Club. On y croise un certain Bill Gates et, surtout, c’est là que deux jeunes gens, Steve Wozniak et Steve Jobs, viennent présenter le premier ordinateur personnel Apple. Des deux Steve, Wozniak est le véritable hacker, Jobs n’étant « que » le commercial. C’est pourtant ce dernier qui incarne parfaitement la rencontre entre contre-culture et informatique. Il revient d’un voyage initiatique de sept mois en Inde et vit dans une communauté, où il fait l’expérience du LSD dont il dira toujours que ce fut la plus importante de sa vie. Devant l’effervescence des clubs informatiques, Steve Jobs mesure tout le sens du projet d’augmentation de Doug Engelbart et il en fait un slogan publicitaire pour son Apple : « L’ordinateur est une bicyclette pour l’esprit. »

Il se produit bel et bien quelque chose de singulier au milieu des années 1970 dans ce petit espace autour de San Francisco que l’on appelle aujourd’hui la Silicon Valley, une sorte de bouillon de contre-culture dont les clubs d’informatiques amateurs sont le foyer. Prophéties cybernétiques, prototypes d’interfaces et rêveries hippies convergent vers l’idée commune d’augmenter les capacités intellectuelles des individus avec les technologies issues de l’informatique.

Doug Engelbart veut augmenter les capacités des êtres humains avec des ordinateurs en réseau. Les hippies veulent émanciper les individus, les libérer des normes contraignantes du travail taylorisé, de la famille autoritaire, les soustraire à la guerre impérialiste au Vietnam. L’ordinateur personnel sera le point de rencontre de ces deux imaginaires : l’ordinateur augmente, dit Engelbart, il augmente les individus (et pas l’État ou les entreprises), précisent les hippies.

L’informatique personnelle prend son essor au milieu des années 1970. Le laboratoire de Doug Engelbart contamine toute la région. Les plus brillants ingénieurs du Stanford Research Institute emmènent leurs idées au Xerox Park, également implanté à Menlo Park, ou naît l’Alto en 1973, un des premiers ordinateurs personnels à interface graphique. Un peu plus tard, Steve Jobs visite le Xerox Park et lui emprunte de nombreuses idées qui lui permettront de lancer le premier Macintosh en 1984, la gamme commerciale qui fera le succès d’Apple. C’est Ridley Scott, le réalisateur d’Alien et de Blade Runner, qui signe le spot publicitaire de lancement. Sans que le Macintosh ne soit jamais montré, le film met en scène un monde dystopique à la Orwell. Une foule grise et normalisée assiste au discours du dictateur, projeté sur un écran. Au moment où ce dernier proclame « Nous régnerons ! », une jeune athlète lance un marteau vers l’écran. Puis le spot annonce fièrement : « Vous verrez pourquoi 1984 [l’année] ne sera pas comme 1984 [le roman]. » Les individus ont enfin une arme pour se libérer des puissants, pour exprimer leurs singularités. Si l’ordinateur personnel donne du pouvoir aux individus, les ordinateurs connectés feront mieux encore : ils donneront du pouvoir à des communautés.


  • La « mère de toutes les démos » (mother of all demos) effectuée par Doug Engelbart le 9 décembre 1968 au Stanford Research Institute
  • http://www.dougengelbart.org/pubs/augment-3906.html Le texte-programme de l’informatique comme « augmentation » : Doug Engelbart, « Augmenting Human Intellect : A Conceptual Framework », octobre 1962]
  • https://www.Youtube.com/watch?v=AIBr-kPgYuU Un documentaire racontant la saga de l’invention de l’ordinateur personnel : « History of Personal Computers » (77’)]
  • Le livre essentiel de Fred Turner, professeur d’histoire des médias à l’Université de Stanford, qui redonne toute leur place aux valeurs culturelles et politiques des pionniers de l’informatique personnelle et constitue l’une des analyses les plus pertinentes du glissement de la culture des pionniers vers le marché durant les années 1990 : Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand un homme d’influence, Caen, C&F Éditions, 2012 [From Counterculture to cyberculture. Stewart Brand, the Whole Earth Network, and the Rise of Digital Utopianism, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2006].
  • Plusieurs ouvrages de journalistes, très bien documentés, qui racontent l’aventure de l’informatique personnelle durant les années 1970 et son lien avec la contre-culture : John Markoff, What the Dormouse Said. How the 60s Counter-culture Shaped the Personal Computer Industry, New York (N. Y.), Penguin, 2005 ; Katie Hafner et Matthew Lyon, Where Wizards Stay up Late. The Origins of the Internet, New York (N. Y.), Simon & Shuster, 1999 ; Michael Hiltzik, Dealers of Lightning. Xerox Parc and the dawn of computer Age, New York (N. Y.), HarperCollins, 1999.
  • L’ouvrage de référence, détaillé et complet, sur l’histoire de l’ordinateur : Paul Ceruzzi, A History of Modern Computing, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1998.
  • Un ouvrage complexe, théorique et passionnant, sur Doug Engelbart : Thierry Bardini, Bootstrapping. Douglas Engelbart, Coevolution and the Origins of Personal Computing, Redwood City (Calif.), Stanford University Press, 2000.